Combien de fois doit-on pardonner? (sermon)
Matthieu 18 : 21-35
Je voudrais débuter ma réflexion par une histoire traditionnelle juive. Un rabbin avait plusieurs étudiants qui lui demandaient régulièrement de leur expliquer le vrai sens du pardon. Un jour, le rabbin leur a répondu de venir le rejoindre une fois la nuit tombée. Ensemble, ils ont marché dans les ruelles de la ville jusqu’à la maison d’un simple tailleur. Le rabbin a dit à ses étudiants d’observer par la fenêtre en silence. Après un certain temps, le tailleur a cessé son travail; il a rangé ses outils dans une armoire et il a sorti un grand livre. L’homme a pris une grande respiration et il déclare à voix haute : « Seigneur, dans ce livre, j’ai écrit toutes les offenses que tu as commises contre moi au cours de la dernière année. Ce soir, je suis prêt à déchirer toutes ces pages parce que je t’aime, parce que j’ai besoin de toi et parce que je désire raviver ma relation avec toi. »
Dans le texte d’aujourd’hui, tiré de l’évangile selon Matthieu, Pierre demande : « Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère s’il fait ce qui est mal envers moi? » Le disciple ose même suggérer d’aller aussi loin que 7 fois. Il était probablement convaincu que ce nombre était généreux sans être déraisonnable. Jésus lui répond : « Non, je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois (ou soixante-dix-sept fois sept fois selon la traduction de la Bible). » Je me souviens que lorsqu’on nous a raconté cette histoire dans un cours de catéchèse au primaire, nous nous sommes immédiatement retournés vers Yanick Laramée qui était le bolé en mathématiques de notre classe qui nous dit que soixante-dix fois sept égal 490. Alors, pendant quelques jours, nous nous amusions à dire : « Toi, tu es à deux! Toi, tu es à huit. Attention, toi tu es à treize! » Nous nous trouvions très drôle…
Bien sûr, comme pour plusieurs autres enseignements de Jésus, nous sommes appelés à aller au-delà d’une lecture littérale de mots. Je ne crois pas que Jésus nous invite à compiler dans un petit calepin noir toutes les fois où nous avons fait preuve de pardon envers notre prochain. Ceci dit… Parfois, nous aimerions bien que les règles entourant la pratique du pardon soient un peu plus claires. Nous aimerions lire une ressource ou un mode d’emploi sur les bonnes pratiques menant à la clémence. Nous aimerions avoir une formule claire délimitant les limites du pardon. Nous aimerions recevoir une liste des offenses facilement pardonnable et celle qui requiert beaucoup plus d’efforts.
Notre malaise ou nos questionnements sur ce sujet prennent peut-être racine dans une conception que le pardon est une denrée rare devant être utilisée avec modération et sagesse. Après tout, nous vivons dans une société capitaliste qui nous invite constamment à compter et quantifier les choses. Ce qui est précieux ne doit pas être gaspillé inutilement. De plus, nous apprenons que toute relation est transactionnelle. Que vais-je gagner si je fais cet effort? Que vais-je recevoir en retour si je pardonne? Si une personne me pardonne, serai-je absolument obligé de la pardonner dans le futur? Est-ce que j’aurai une dette envers elle?
Plutôt que de tomber dans tous ces pièges, Jésus nous invite dans une direction différente. Le pardon n’est pas une question de réciprocité. Il n’est pas une arme servant à structurer et hiérarchiser nos relations sociales. Il n’est pas une commodité rare qui peut être exclusivement utilisée les dimanche, mercredi et vendredi. Il ne devrait pas même être une option ni un choix. Selon Jésus, le pardon est une denrée abondante qui doit être redistribuée généreusement. Il est une réalité qui nous habite tous les jours et qui s’incarne dans toutes nos actions. Il est un mode de vie qui cherche à dépasser le strict minimum. Il est une idée radicale qui s’enracine dans un amour infini de Dieu. Il est une valeur qui teinte toutes nos relations les uns avec les autres. Le pardon est la manifestation de ce que nous sommes appelés à être dans ce monde.
Cette conception du pardon peut paraître difficile à atteindre pour le commun des mortels parce que, trop souvent, nous considérons le pardon comme quelque chose que nous offrons généreusement au prochain, comme un cadeau aux personnes qui nous ont offensés, comme un geste démontrant notre grandeur d’âme. Cependant, la réalité est toute autre. Nous sommes les personnes qui bénéficient le plus du pardon. Trop souvent, nous sommes habités par toute sorte de vieilles blessures qui contribuent à de la colère, de l’amertume ou de la rancœur. Nous nourrissons une bête intérieure insatiable en ressassant le passé. Toute cette énergie négative ainsi créée finit par empoisonner nos vies et celles des gens autour de nous. Pardonner (qui est totalement différent d’oublier) peut nous mener à reprendre le contrôle de nos vies. Pardonner peut nous enseigner que nous ne sommes pas prisonniers de la haine ou de la douleur. Pardonner peut conduire à une certaine forme de liberté. Nous pouvons amorcer un processus de guérison. Nous pouvons tranquillement redevenir nous-mêmes. Nous pouvons même trouver dans le pardon le courage et la force nécessaire pour croire qu’un autre monde est possible, ce nouveau monde annoncé par Jésus.
Le pardon ne devrait jamais être considéré comme quelque chose de rare et de quantifiable que nous devons réserver seulement à nos proches et aux personnes méritantes. Il s’agit d’un mode de vie qui s’incarne dans nos actions quotidiennes. Le pardon est une denrée précieuse que nous devons partager généreusement. C’est un appel à vivre l’amour inconditionnel qui nous est offert par Dieu. Rien de plus, rien de moins. Amen.
*Guilherme Stecanella, unsplash.com